Algérie : D'avril 1980 à avril 2019
D'avril 1980 à avril 2019, c'est une très longue adhésion aux cortèges des manifestations à laquelle il me manquait d'inscrire la Silmiya, cette "révolution du sourire" qui séduit le monde par son caractère civique et pacifique, déjà couronnée par la chute d'un despote. Un résultat historique que l'on célèbre avec une certaine frustration faute d'avoir été au milieu de ceux qui le 22 février ont dit "non au 5e mandat" de Bouteflika.
On a beau adhérer à distance au mouvement l'absence est ressentie comme une blessure qui creuse, inaccessible à n'importe quelle "téléthérapie". Il faut que le corps soit fouetté par le vent chaud de la révolte, que la conscience soit saisie directement de la rage jaillie des profondeurs de la société pour que la peine soit apaisée. Pour cela, il a fallu un long souffle que la seule démission du despote n'a pas émoussé, étiré par le désir du peuple d'arracher l'ensemble du système qui a détourné le fleuve de l'indépendance de son cours de la liberté.
Que de chemin parcouru depuis avril 1980 quand une insurrection estudiantine partie de Tizi-Ouzou est arrivée après plusieurs semaines à Alger. Il fallait un immense courage à quelques centaines d'étudiants pour braver la police et se rassembler à la Place du 1er mai, puis quelques temps après de franchir le portail de la Faculté centrale fermé par un mur de policiers pour se retrouver sur ces lieux qui sont aujourd'hui l'épicentre de la "silmiya". Il avait fallu affronter les matraques de la police et les arrestations. Mais aussi subir toute le propagande du régime auprès d'une population à la conscience politique sommaire, y compris ses élites: nous étions des séparatistes, des suppôts de l'impérialisme, des résidus du colonialisme accusés en plus du suprême outrage d'avoir brûlé le Coran et l'emblème national. Avril 1980 restera comme la première fissure provoquée dans la citadelle du parti unique avant les ouvertures béantes de 1988.
Dans les années 90, il a fallu manifester pour la démocratie, contre l'intégrisme et et le terrorisme et dans les années 2000 contre la répression et le projet de réinstaurer une forme d'unicité sans même le parti. Une allégeance à un homme élevé au rang d'une divinité par des légions de thuriféraires qui ont eu l'indécence de rétablir ce que leur propre religion a banni: le culte des idoles. L'indépassable soumis Sidi Saïd avait promis la fête pour le 18 avril. Et bien on lui fait la fête. A lui et à tous les larbins.
D'avril 80 à ce jour donc autant de démonstrations qui ne se sont jamais déroulées dans l'unité que l'on voit depuis le 22 février. Parfois même, des composantes de la société manifestaient contre d'autres au grand bonheur du système qui sait manier la règle du "diviser" pour régner. Cette fois, tous ses arguments ont été déjoués: il s'est révélé être lui même cette main de l'étranger en allant quémander des soutiens partout, le prophète du chaos en agitant le risque d'une dérive à la syrienne ou à la libyenne. Autour de la "silmiya" toute l'Algérie s'est rassemblée et le pouvoir se retrouve désarmé.
Quand pour ce 9e vendredi, l'exil libère une de ses proies pour la jeter dans les rues d'Alger, l'émotion l'étreint jusqu'aux larmes. Qu'importe si la voûte céleste s'est habillée de gris les couleurs de l'arc-en-ciel sont dans la rue, dans le sourire des manifestants. Dans la joie qui déborde de partout. On est d'abord saisi par le nombre de femmes que les vendredis ont pour habitude d'enfermer dans les servitudes domestiques ou les visites familiales pour les plus chanceuses. Cela ne ressemble en rien aux autres manifestations, pas même celle des démocrates du 10 mai 1990 ni celle du FFS du 3 janvier 91. Les familles politiques étaient alors divisées. En voile ou en jean's et cheveux au vent elles marchent cette fois la main dans la main, crient les mêmes slogans et éructent de la même colère. Et qu'importe l'âge. A la sortie de la station de métro Grande Poste, une vieille drapée du drapeau national exhibe sous forme d'acrostiche sa haine du FLN et du RND : Fous Lâches Nuisibles, Renégats Nocifs Démoniaques. L'âge justement n'entraîne pas la retenue des aînés. Ils chantent et dansent comme tout le monde. Pas plus que l'allure: les visages les plus austères se sont déridés. On chante sous la barbe. Sous les yeux rieurs des femmes et des enfants.
Des trentenaires dont l'enfance a été happée par la décennie noire et la jeunesse rongée par le règne Bouteflika disent leur rage de ne plus relâcher la patrie reconquise. "On ne donnera plus jamais nos corps à la mer", jure l'un d'eux heureux de se sentir enfin citoyen. "Zawaliya dawla qatlathoum, al-harraga rebi yarhamhoum', chante un groupe.
La foule dément les sombres informations que les légions d'abrutis diffusent sur les réseaux sociaux: le drapeau de Tamazgha flotte avec l'emblème national. Parfois, les deux voisinent avec le drapeau palestinien. Les supporteurs de foot chantent à l'unisson "libérez l'Algérie". Qu'ils soient du Mouloudia, de l'Usma, de Belcourt et d'El Harrach comme le montrent les drapeaux de leurs clubs respectifs.
On ne marche pas d'un point vers un autre comme cela se faisait avant. On ne va pas de la Place du 1er-mai à la Place des Martyrs. On étreint la ville. Toute la ville. Alger est débarrassée de sa morosité vénusienne. On s'arrête, on tourne, on se retourne. Mais la détermination est là. Et ce n'est pas le ramadhan qui va l'entamer. "On marchera tous les soirs entre les tarawih ete l'imsak", promettent des vieux. Jusqu'a ce que "yatnahaw ga3".
Pour ce 9e acte, la fête a été totale. Au boulevard Mohamed V, les policiers ont laissé les traces de leur Ranger's sur un mur. Ils ont gardé leur bouclier sur le côté. Le pied adossé au mur. Ils n'ont pas eu à intervenir...
Amer Ouali
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